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Arthur Dorval, fils d’un grand marchand d’art, a toujours vécu dans la familiarité de la peinture, a côtoyé des artistes, a grandi entouré d’œuvres d’art. C’est tout naturellement qu’il a fait ses classes dans la prestigieuse école d’art de Saint Luc à Tournai. Il a retenu que Wassily Kandinsky a ouvert la voie de l’abstraction par sa tentative de saisir la réalité essentielle du monde dans une expression personnelle ; que Piet Mondrian a lutté contre l’élément subjectif pour réduire les formes à leurs composantes géométriques ; de son compagnon de route de De Stijl, Georges Vantongerloo, il a appris que « l’art est une science et non une fantaisie et que grâce à des opérations mathématiques, les chiffres ou les nombres sont des produits du cerveau comme les arts, les sciences et la philosophie. » A ces illustres pionniers de l’abstraction il n’a pas oublié d’associer Auguste Herbin qui utilise la couleur comme élément essentiel de construction, Georges Dewasne qui joue des luminosités pour faire deviner la troisième dimension, Alberto Magnelli et ses merveilleuses épures sur aplats colorés, Serge Poliakoff qui rend toutes leurs vibrations aux couleurs et aux lumières. Ces sources, ces références, associées aussi bien à l’Op Art de Victor Vasarely, Vera Molnar, Bridget Riley qu’aux artistes de l’Ecole de Paris des années 1950, Alfred Manessier, Jean Bazaine, Gérard Schneider, Edouard Pignon, Ladislas Kijno… vont féconder les recherches du jeune artiste. Les analyses du peintre trouvent aussi leur soubassement dans de nombreuses sources philosophique et spirituelles ainsi que dans les mathématiques, la géométrie et la physique.
La légende aime répéter qu’à l’entrée de l’Académie de Platon était inscrit : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre », pour rappeler à tous que la géométrie est un lieu où on ne peut pas tricher ni jouer sur les apparences. Dans Le Philèbe, un de ses derniers dialogues, le philosophe par l’entremise de Socrate et de ses comparses recommande comme outils de création, le compas, la règle et l’équerre pour parvenir au plaisir que procurent des formes bien proportionnées et des couleurs pures. En cela la démarche d’Arthur Dorval est tout platonicienne ! Dans cette continuité méthodique, on se souvient aussi que la Jérusalem Céleste de l’Apocalypse est décrite comme un cube, une pure construction géométrique. De son côté, l’Islam a donné naissance à des mosaïques bien équilibrées, basées sur une géométrie de courbes libres ou de lignes droites propres à la méditation. En toute modestie, Arthur Dorval n’a pas la prétention de représenter le grand mystère de l’univers en des formes mesurables. Il cristallise dans ses œuvres les recherches des bâtisseurs de l’abstraction des années 1920 et 1950, de l’Art Cinétique des années 1960, et préfigure les nouvelles formes d’art marquées par le numérique, la robotique, l’intelligence artificielle, la modélisation, la réalité virtuelle, l’impression 3D.
Dans ses compositions l’artiste décline toutes sortes de polygones : carrés, triangles, rectangles, losanges dont la disposition des lignes et des plans est presque entièrement déterminée par des relations mathématiques. Dans une continuité toute constructiviste, la coïncidence du fait conceptuel et du fait pictural s’impose comme une des marques singulières de sa démarche. Le plasticien s’inspire des fondamentaux d’Alexandre Rodchenko quand il exprime que « l’espace et le temps et les éléments cinétiques et dynamiques peuvent permettre l’expression du temps réel alors que les rythmes statiques n’y suffisent pas ». Concernant sa technique il explique : « Mon travail a pour origine des maquettes en papier réalisées pour comprendre et étudier le volume dans l’espace. Il s’agit d’un principe riche de constructions, opposant entre elles deux ou plusieurs formes jumelles fondamentales. Cette opposition génère un équilibre, qui avec le travail de la couleur permet de faire vivre une architecture crédible ou non. La peinture pour le volume et le volume grâce à la peinture. Le tableau bouge, l’œil est piégé ! »
A base d’un gabarit de papier, d’un contour découpé, d’une maquette, Arthur Dorval donne une mesure à son cadre et laisse ensuite ses formes premières vivre sur la surface. Elles s’entrechoquent, se superposent, s’interpénètrent, se font écho, se provoquent en duel ou au contraire se coordonnent. Ces orchestrations savantes provoquent des mélodies répétitives et syncopées symbolisées dans des figures géométriques, des déclinaisons polychromes qui marient rythme et harmonie, horizontalité et verticalité, relief et planéité. De ces formes centrales, sorte de noyau dur de chaque œuvre, médaillon, blason ou nucléus, s’organise un kaléidoscope ou un vitrail ou une mosaïque d’un nouveau genre. Cette approche originale est marquée par une recherche maîtrisée de l’organisation mathématique du support autant que par un travail sur le rythme, la couleur et la transparence. L’artiste ne part ni d’un objet ni d’un paysage et ne cherche pas non plus à provoquer leur apparition. Il se penche davantage sur la cadence, la mesure, le battement des formes dans l’espace et leurs découpes par le temps. En associant une forme à l’autre, en faisant l’expérience de l’espace et de son morcellement dans le tableau, des accents, des points forts, des tensions, comme aussi le calme, le poids ou la profondeur de certaines surfaces sont des jalons pour la lecture des toiles. L’espace et le temps cessent d’être le milieu dans lequel baignent les formes peintes et deviennent instruments de la poésie de l’œuvre. Les compositions spatiales, les découpages de formes s’entremêlent et se répondent sur de grands aplats pour donner naissance à un nouveau langage synthétique et fusionnel où les rapports des couleurs se traduisent par des modifications internes : battements, vibrations, tremblements, filtrages de la lumière.
Les « Eclosions géométriques » d’Arthur Dorval, comparables à des sculptures peintes donnent vie à des compositions ardentes de sensibilité et d’énergie. Souvent le peintre élimine la différence entre premier plan et arrière plan, joue sur le positif et le négatif, s’appuie sur la luminosité et la limpidité de la couleur pour créer l’illusion de la troisième dimension grâce à des jeux de perspectives savantes. Les articulations de formes et contre-formes provoquent des effets de symétrie, de stabilité, d’harmonie renforcés ou équilibrés par des tonalités aux accords subtils. Les formes constitutives, ouvertes ou fermées, portées par une approche délicate sur la transparence s’agencent en des volumes nouveaux et composent de chatoyantes architectures futuristes. L’artiste cherche une équation parfaite, une formule explosive qui concrétise des accords entre couleur, lumière, silhouette, volumes et fond, scandée par des impacts lumineux. Attaché à explorer la notion d’abstraction et la complexité des relations entre la couleur et la ligne, le fond et la forme, le chromatisme et la lumière, lecteur assidu des « Cahiers » de Serge Poliakoff, Arthur Dorval semble lui aussi nous dire que « tout doit être deviné » car « il ne faut pas oublier que chaque forme a deux couleurs : l’une intérieure, l’autre extérieure. Ainsi l’œuf, qui est blanc à l’extérieur mais jaune à l’intérieur. Et il en va de même pour chaque chose. » Assurément, ce qui touche le plus dans ses compositions, derrière la complexité ou la richesse de ses agencements géométriques, c’est sa qualité de coloriste qu’il décline dans la profondeur des rouges, les accords audacieux des jaunes, la réverbération particulière des noirs ou encore la séduction opérée par différents bleus qui passent au violet et laissent affleurer des figures contrastées aux transparences raffinées. Aujourd’hui le peintre s’est installé au Portugal, point extrême du polygone européen, Finistère qui a encouragé des vocations multiples : premiers grands navigateurs qui ont quadrillé le monde, penseurs de l’Iluminismo, sans oublier Fernando Pessoa à l’intranquilité si féconde… Version moderne des azuléjos aux motifs géométriques infinis, Arthur Dorval offre les toiles de son monde arc-en ciel comme s’il avait piégé dans un cristal précieux, véritable pierre de soleil, des visions spectaculaires composées de réfractions, de reflets et de rayonnements éblouissants. Chaque tableau, derrière sa prouesse technique, précieuse boussole d’un nouveau genre, nous conduit vers un Nord imaginaire où le soleil ne se coucherait jamais : le septentrion du cœur.
Renaud Faroux, Historien d’art, Paris Mars 2019.